Un cloud en Laponie suédoise : l’impact spatial de la big data à Luleå
Mémoire soutenu en 2022/2023 par Clara Bello
Groupe de mémoire "Philosophie politique de la nature" sous la direction de Jeremy Lecomte
Les mémoires de fin d'études sont soumis au droit d'auteur
Résumé
Ce mémoire explore les enjeux liés à la délocalisation de l’activité digitale sur de nouveaux territoires naturels : dans ce cas, celui du cercle polaire. Ce travail se concentre tout particulièrement sur le modèle mis en place par Facebook, qui a récemment implanté différents bâtiments et infrastructures à 150 kilomètres du cercle arctique, dont il étudie l’impact spatial sur le territoire. L’exemple de Facebook n’est pas isolé : tandis que les entreprises de big data voient leur activité de cloud exploser, elles cherchent de plus en plus des moyens efficaces pour ventiler naturellement leurs infrastructures.
S’agissant des serveurs de stockage informatique, l’enjeu du refroidissement est effectivement primordial : système indispensable au bon fonctionnement d’un data center, il est également très énergivore. Avec ses trois data centers hyperscale, situés dans la ville nordique de Luleå en Suède, l’exemple de Facebook illustre les conséquences spatiales de la digitalisation croissante de l’économie contemporaine. Dans un contexte de crise écologique et énergétique mondiale, la ville de Luleå cherche à attirer des investisseurs et répondre aux besoins des GAFAM, alliant écologie et économie. En retraçant l’historique du projet, ce mémoire invite à questionner la typologie architecturale du data center, le rapport entre Facebook et son environnement, et finalement l’avenir de l’industrie des data centers à différentes échelles territoriales. L’environnement naturel particulier de Luleå est-il véritablement un facteur essentiel dans la décision d’implantation des data centers sur le territoire ?
« Bienvenue au paradis du serveur. »1
Au XXIème siècle, l’accès à Internet est devenu un droit fondamental pour les humains, plus encore depuis la crise de la COVID-192, qui a accéléré la digitalisation des particuliers et dans les entreprises, qui ont dû adapter leurs pratiques pour assurer la continuité de leur activité économique. Les applications de travail, mais aussi de divertissement, ont fait exploser la demande en matière de capacité d’enregistrement de données et de débit3. En 2020, le trafic Internet mondial a augmenté de 70 %4. La même année, Netflix a vu une augmentation de 15,8 millions d’abonnés, atteignant un total de 183 millions d’utilisateurs faisant du streaming de films et de séries en haute qualité HQ. Les internautes ont recours à un cloud pour la sauvegarde de leurs documents, rendue possible par les centres de données (data centers) : des infrastructures dédiées au traitement, stockage, aiguillage des flux des données numériques, elles-mêmes soutenues par des infrastructures électriques5. Alors que nos données sont devenues invisibles, immatérielles et « dans les airs », les datas centers sont la manifestation physique et le résultat spatial des likes, des stories et des photos partagées sur les réseaux sociaux. En 2019, il existe environ 8 millions de data centers dans le monde, dont les plus grands et puissants appartiennent aux GAFAM. Par exemple, Facebook (au sein du groupe Meta Platforms) exploite aujourd’hui 21 data centers construits entre 2011 et 2022 et répartis dans le monde entier afin de subvenir à l’explosion des données stockées par la plateforme.
En ces temps de crise écologique et énergétique, les centres de données sont les principales sources d’émissions de CO2 dans le marché du numérique, et les GAFAM sont à eux seuls responsables de 4,2 % de la consommation énergétique mondiale6. Au niveau mondial, les data centers émettent 2 % des gaz à effet de serre totaux7. Depuis 2012, face à l’explosion du capitalisme digital, une « chasse aux sorcières » est menée par l’ONG Greenpeace contre les géants du numérique pour établir à quel point leur « nuage est propre »8. En réponse à ces mouvements d’activisme international, les entreprises de big data ont cherché à délocaliser leurs activités vers des territoires aux températures négatives, dans le but de refroidir naturellement leurs centres de données et de rendre plus « propres » leurs modes de production de leur contenu Internet.
Alors que Microsoft cherche à positionner ses data centers sous l’océan, c’est vers le Pôle Nord, ou plutôt dans la région du « Node Pole »9, au nord de la Suède, que Facebook établit en 2011 son premier data center hors des États-Unis, dans ce qui est en train de devenir le hub européen de l’industrie numérique. La petite ville de Luleå, où est situé le Node Pole, à 150km du cercle arctique, présente des ressources importantes en énergie, l’un des « Quatre Bon Marché »10 selon le géographe américain Jason Moore, indispensable à l’accumulation de capital11 et primordial dans ce cas pour le fonctionnement des infrastructures digitales. L’énergie, en rendant possible le stockage des données, est une ressource indispensable à la génération de capital pour l’industrie digitale qui monétise ce qui est actuellement considéré comme « la marchandise la plus précieuse au monde »12 : la data. Avec une quinzaine de barrages hydroélectriques pour la production d’énergie renouvelable, le territoire suédois offre à la fois des ressources importantes en énergie et en espace disponible (pour la construction de nouveaux data centers). Les trois data centers actuels de Facebook permettent d’assurer l’activité de 310 millions de ses utilisateurs13. De plus, le climat polaire est propice au refroidissement « naturel » des data centers. Depuis une dizaine d’années, Facebook a investi 1,8 milliards de dollars sur ce site. La ville de Luleå se développe dans le but d’attirer des investisseurs et de répondre aux besoins des GAFAM, alliant écologie et économie.
L’accumulation de capital a lieu dans un « contexte géographique et […] crée à son tour des types spécifiques de structures géographiques »14. Les data centers sont la source de création de nouveaux types d’urbanismes, sur des territoires qui n’étaient autrefois pas reliés à l’industrie numérique. Avec l’arrivée non seulement de Facebook, mais aussi d’entreprises de minage de cryptomonnaies ou d’autres data centers à Luleå, la petite ville côtière se positionne similairement en tant que Silicon Valley suédoise. Comme le sont les produits spatiaux qui « aspirent à établir des régimes mondiaux ou globaux »15, Luleå cherche à devenir elle-même un nœud (Node) stratégique dans le domaine du numérique.
Le travail de recherche analyse les liens entre l’industrie des data centers et l’environnement spatial de la ville polaire de Luleå. La ville de Luleå attire les entreprises de la big data grâce à ses ressources importantes en énergies renouvelables et à son climat arctique. Comment l’industrie du numérique structure-t-elle la ville polaire de Luleå et quelles sont les projections géopolitiques, socio-spatiales et environnementales de cette industrie sur l’espace urbain ?
Ce mémoire propose d’explorer dans un premier temps l’offre proposée et les différentes stratégies adoptées par les entreprises et autorités suédoises locales/régionales pour attirer les investisseurs industriels sur leur territoire. Dans un deuxième temps, il étudie le déploiement territorial de l’industrie numérique à Luleå, en se concentrant sur l’exemple de Facebook, dont le premier data center a lancé cette industrie dans la région et dont le bâtiment est le plus remarquable. Finalement, il propose une lecture plus prospective, cherchant à imaginer l’impact à long terme de cette industrie du numérique à Luleå et à l’échelle globale.
1 Vonderau, Asta. ‘Storing Data, Infrastructuring the Air: Thermocultures of the Cloud’, 2019, p. 1
2 Bria, Francesca. « This is a historic moment: Why we need new public spaces to experiment with and reclaim digital sovereignty for the people » dans Server manifesto: Data Center Architecture and the Future of Democracy, par Niklas Maak, Hatje Cantz, 2022, p.1
3 Kingston Technology Company. ‘La demande pour les data centers au temps du coronavirus’. accédé le 11 juillet 2022. https://www.kingston.com/fr/blog/servers-and-data-centers/coronavirus-demands-on-data-centers.
4 Cimino, Valentin. ‘Le trafic Internet mondial en hausse de 70% en raison du confinement’. Siècle Digital, 26 mars 2020. https://siecledigital.fr/2020/03/26/le-trafic-internet-mondial-en-hausse-de-70-en-raison-du-confinement/.
5 Diguet, Cécile et Fanny Lopez. L’impact spatial et énergétique des data centers sur les territoires, Rapport Ademe, 2019, p. 6
6 Henri, Etienne. ‘Transition énergétique : les GAFAM font mieux que les Etats’. Opportunités Technos, 12 mai 2022. https://opportunites-technos.com/transition-energetique-les-gafam-font-mieux-que-les-etats/.
7 Maak, Niklas. Server manifesto: Data Center Architecture and the Future of Democracy, Hatje Cantz, 2022, p. 23
8 Greenpeace International. ‘How Clean Is Your Cloud?’ Accédé le 1er novembre 2022.https://www.greenpeace.org/international/publication/6986/how-clean-is-your-cloud.
9 Le Node Pole est une entreprise suédoise semi-publique visant à attirer des investisseurs à Luleå
10 Moore, Jason W. “Wasting Away: Value, Waste and Appropriation in the Capitalist World-Ecology”, 2014, traduit de l’anglais par Clara Bello. Les 4 éléments “Bon Marché” sont les suivants : l’énergie, la main d’oeuvre, la nourriture et la matière première.
11 Harvey, David. “Geography of capitalist accumulation: a reconstruction of the Marxian theory”. Spaces of capital: towards a critical geography, Edinburgh University Press, 2001, traduit de l’anglais par Clara Bello
12 Maak, Niklas. Server manifesto: Data Center Architecture and the Future of Democracy, Hatje Cantz, 2022, p. 23
13 Le Monde.fr. ‘Visite exceptionnelle dans le data center de Facebook, en Suède’, 3 juin 2016.
https://www.lemonde.fr/pixels/article/2016/06/03/les-datas-du-grand-froid_4932566_4408996.html.
14 Harvey, David. “Geography of capitalist accumulation: a reconstruction of the Marxian theory”. Spaces of capital: towards a critical geography, Edinburgh University Press, 2001, traduit de l’anglais par Clara Bello
15 Easterling, Keller. Enduring Innocence: Global Architecture and its political masquerades, MIT Press, 2005, p. 4
1. Défis régionaux et historique du projet
1.1. Contexte climatique et géographique
Connue principalement par les touristes pour son emplacement géographique permettant d’observer les aurores boréales, Luleå est une petite ville nordique avec relativement peu d’habitants par rapport à sa surface géographique. Ville côtière suédoise de 77 000 habitants, elle est la capitale de Norbotten, la région la plus grande de la Suède qui compose les deux tiers de la Laponie suédoise. La majorité des habitants vivent en zones urbaines, notamment dans les villes de Luleå, Piteå, Boden et Kiruna. Il existe un foncier abordable et disponible, et la municipalité est particulièrement facile d’accès depuis la capitale. Malgré son emplacement nordique (latitude de 68°N, alors que le Pôle Nord est à 90°N et Paris à 48°N), Luleå reste malgré cela connectée à la Suède, l’Europe et au reste du monde : Luleå est seulement à une heure d’avion de Stockholm.
Le climat local est qualifié de subarctique, caractérisé par de longs hivers froids et de courts étés chauds. La température moyenne à l’année est de 1°C, avec des températures pouvant varier de -41°C l’hiver à 35°C l’été. De plus, les temps d’ensoleillement sont très inégaux selon les saisons : pendant l’hiver, le soleil n’est présent que quelques heures pendant la journée alors qu’il ne se couche pas l’été.
Alors que d’autres villes européennes plus au sud sont davantage intégrées dans le phénomène de mondialisation, Luleå connaît des défis d’attractivité à cause de son climat rude et de sa position géographique unique. Nous sommes à la fin des années 2000. Afin d’assurer l’avenir économique et social de leur territoire, les chefs de projets et les élus locaux se trouvent dans le besoin de repenser le modèle de développement de la municipalité. Luleå est historiquement une ville industrielle, née de la métallurgie. Les acteurs locaux sont confrontés à la problématique suivante : avec son climat peu attractif et qui décourage toute activité humaine, comment valoriser autrement ce territoire ? Comment encourager l’installation à Luleå d’habitants et d’entreprises ?
1.2. De nouvelles perspectives de développement pour Luleå
Quelques acteurs locaux ont une intuition qu’ils partagent avec les élus municipaux : l’industrie de l’information technology (IT). Tout a commencé en lisant le journal. Vers 2009, Tor Björn Minde, aujourd’hui chef de projet d’un data center de recherche à Luleå, tombe sur un article expliquant la construction d’un centre de données en Oregon (États-Unis) dans le désert. Pourquoi construire dans un climat désertique et sauvage alors que les data centers étaient traditionnellement localisés près de métropoles en zone urbaine ? Anders Granberg, ancien directeur de projet chez Luleå Naringsliv1 à l’époque, découvre un article de journal similaire. Granberg apprend l’acquisition par Google d’une ancienne usine de papier désaffectée proche d’Helsinki2. Google commencerait-elle à imprimer des journaux ? Après recherche, il s’avère que l’entreprise a acheté le bâtiment pour y abriter un de leurs centres de données, et compte profiter du climat froid pour le refroidissement naturel des serveurs. Le data center va également bénéficier d’une énergie renouvelable produite localement, de l’infrastructure du bâtiment existant qui permet un vaste stockage, et d’un environnement jugé très sécuritaire. Au final, l’infrastructure achetée par Google permet d’aménager plusieurs dizaines de milliers de m2 en lieu de stockage pour ses milliers de serveurs. Le bâtiment industriel est robuste par nature et son lieu d’implantation permet à ce GAFAM de bénéficier du réseau énergétique renouvelable de la Finlande qui, comme la Suède, a un programme d’énergies renouvelables important par rapport à d’autres pays européens.
Suite à cette révélation, Granberg propose à la municipalité de Luleå de développer un projet similaire, visant spécifiquement l’industrie technologique. L’objectif est que Luleå puisse attirer sur son territoire un grand acteur numérique en y hébergeant leur data center. Avec Luleå Naringsliv, une stratégie de valorisation de l’environnement est mise en place et développée pour attirer des investissements productifs. Les suédois commencent à faire des aller-retours entre Luleå et la Silicon Valley pour rencontrer des directeurs d’entreprises américaines du secteur des nouvelles technologies. Cette initiative répond à un vrai besoin car de nombreuses entreprises cherchent alors à délocaliser leurs data centers en dehors des États-Unis pour se rapprocher des utilisateurs en dehors du pays et ainsi améliorer la connectivité sur le globe. Après des réunions organisées avec onze des plus grandes entreprises du web, cinq portent immédiatement un intérêt à la Suède.
1 Luleå Naringsliv était une entreprise visant à attirer des investisseurs et compagnies à venir s’installer à Luleå
2 ‘Google Buys Finnish Newsprint Mill to Build a Data Centre | Media | Theguardian.Com’. Accédé le 4 janvier 2023. https://www.theguardian.com/media/pda/2009/feb/12/google-finland.
2. Tentatives d’interprétation de l’empreinte spatiale de Facebook sur la ville et le territoire
2.1. Le data center : la typologie architecturale du XXIème siècle
Le data center est la typologie architecturale qui incarne le plus le XXIème siècle : elle symbolise notre avancée technologique, ainsi que l’ampleur de nos activités et de nos besoins. À l’image des châteaux forts du Moyen-Âge, les data centers gardent en leur sein des objets précieux et de valeur1 (qui peuvent valoir parfois jusqu’à des centaines de milliards de dollars). Contenant des données internationales et confidentielles, ces bâtiments privés sont des lieux stratégiques d’intérêt géopolitique.
Alors qu’autrefois les villes pouvaient illustrer leur richesse avec l’architecture des bâtiments2 qui caractérisaient leur centre-ville (comme le Chrystler Building à New York ou la Wrigley Building à Chicago), les infrastructures digitales du XXIème siècle inversent cette tendance aujourd’hui : les data centers sont le plus souvent des bâtiments à la fois neutres et installés à la lisière des villes.
La typologie du data center est aujourd’hui en train de remplacer des typologies d’antan. Depuis la naissance d’Internet mais surtout avec l’accélération de la digitalisation depuis la pandémie, les entreprises et les institutions ont cherché à mettre leurs dossiers, applications de travail, réunions et calendriers sur le cloud. Les bureaux voient la désertification de leurs salariés, qui privilégient le télétravail : ces pratiques rendent obsolètes les grands plateaux des entreprises, qui avaient souvent fait construire leurs propres immeubles, ou qui louaient des étages entiers pour leurs salariés. Ces pratiques digitales participent à l’effacement des bureaux traditionnels avec leurs salles de travail et de réunion, laissant des locaux vides et inutilisés. De plus, avec Zoom, les conférences peuvent se faire en ligne : les grandes réunions, qui se faisaient autrefois dans des grandes salles louées d’hôtels, ne sont plus utilisées et restent vides. Cette pratique se réduit fortement, affectant l’industrie de l’hôtellerie à usage professionnel. Les salles de réunion et d’attente en ligne sur Google Teams ou Zoom commencent à remplacer aussi celles des cabinets médicaux. En outre, aujourd’hui, les sites de streaming comme Netflix, couplés même parfois à des petits écrans d’ordinateurs, font concurrence aux salles de cinéma. Avec un objet connecté et une connexion Internet, le digital offre une multitude de possibilités qui efface progressivement certaines institutions et typologies des siècles passés.
2.2. Une forme architecturale cherchant l’invisibilité
De par ses activités, l’architecture d’un data center adopte une forme pouvant être qualifiée de « non architecturale ». À l’instar de son activité de prélèvement constant - et souvent intrusif - de nos données depuis nos objets connectés, le data center privilégie une forme d’architecture invisible, pouvant être considérée comme l’opposé de l’architecture. Avec une architecture neutre, il ne soulève aucune forme remarquable. Est-il possible de qualifier les « grands hangars » de data centers comme oeuvre architecturale ? Niklas Maak, dans son livre « Server Manifesto », tente d’y répondre : notre définition et représentation actuelle de ce qu’est architecture n’est-elle finalement que l’image d’un mode de fabrication d’un bâti antérieur à notre temps que nous connaissons et essayons de préserver ? Le data center peut être certes qualifié de « non-architecture » aujourd’hui, mais, parce qu’il est en fait un modèle encore très nouveau et encore peu assimilé par le public, il incarnera de plus en plus sans doute notre architecture de demain.
Avec cette compréhension de la définition « non architecturale » du data center, les travaux de la chercheuse Asta Vonderau démontrent que Facebook utilise une stratégie globale et délibérée d’invisibilisation à travers son architecture. Elle vise à limiter la présence physique du géant numérique sur le territoire suédois. En adoptant une position « invisible » du public, Facebook recherche la non-perturbation de son activité économique à Luleå. De plus, selon le journaliste Guillaume Pitron, cette stratégie d’invisibilisation de Facebook présentée par Vonderau s’inspire d’une stratégie marketing connue sous le nom de friction-less profit3 : à l’échelle urbaine, la distance physique entre Facebook et la ville agit comme un espace tampon entre industrie et société. Le but de Facebook est d’attirer le moins d’attention possible afin d’essayer de minimiser les interactions avec les habitants de Luleå, et par conséquence, les possibles désaccords qui peuvent naître entre les deux parties. Les habitants sont écartés de la réalité des activités réalisées au sein des centres de données car Facebook a cherché à s’effacer du paysage et de la vie quotidienne de Luleå. Les habitants locaux ne sont pas visuellement et directement confrontés aux data centers, et sont donc peu sensibilisés aux conséquences de l’activité d’Internet, et ce que cela peut représenter spatialement. Ils continuent ainsi plus facilement à consommer des services numériques et ne remettent pas en question l’ampleur et les impacts négatifs que peut générer cette industrie.
Analysons précisément le cas de Facebook à Luleå, et la multitude de manières dont se manifeste cette stratégie d’invisibilisation. Premièrement, l’emplacement de la parcelle pour les data centers de Facebook a été sélectionnée stratégiquement pour se rendre invisible. Les data centers se trouvent à proximité de la réserve naturelle Gammelstadsviken, où se trouve une grande diversité d’oiseaux. Bien que de nombreuses personnes aient contesté au début la construction du site technologique si proche d’une réserve naturelle, le chantier a fini par se poursuivre. Avec la réserve à côté, la nature à proximité des data centers participe à rendre notre critique de Facebook moins hostile et apporte même un certain romantisme au lieu : il y a une image mentale qui peut se faire d’une harmonie entre industrie et nature, car finalement Facebook (à travers sa communication) suggère une symbiose possible entre vernaculaire et technologique. Les data centers sont extrêmement dissimulés et profitent de la barrière végétale pour se tenir à distance de la ville. La densité des arbres permet une lecture très difficile du lieu et distancie Facebook de l’espace public. De plus, les data centers se trouvent proche de l’enceinte de la Luleå Science Park, et ont recherché un emplacement proche de la Luleå University of Technology (LTU), afin d’être à proximité de centres de recherche et de savoir4. Enfin, les logements se situant à proximité immédiate des data centers sont des logements étudiants. Ces hébergements sont destinés à une population qui se renouvelle régulièrement car dans la grande majorité des cas, les étudiants de LTU ne restent pas à Luleå après la fin de leurs études. Sachant qu’ils sont voués à partir, les étudiants sont moins exigeants sur ce qui entoure leur lieu de vie. La population environnante du site Facebook a donc été ciblée et sélectionnée pour son caractère cyclique : ce ne sont pas des logements pour des familles, avec des enfants qui grandissent à Luleå, mais des étudiants voués à quitter la ville. Ceci permet donc de limiter les potentielles contestations des habitants suédois vis-à-vis des activités de l’entreprise américaine5.
Deuxièmement, mise à part sa taille, Facebook est invisible par son architecture : l’architecture des data centers est simple et ne répond uniquement qu’à des besoins fonctionnels industriels, en décalage avec l’architecture suédoise. Avec ses couleurs grises, blanches et vertes, les bâtiments de Facebook se fondent dans les couleurs de la ville et dans l’épaisseur des arbres de la réserve Gammelstadsviken. Les data centers cherchent à se camoufler dans le paysage et dans les tons de la Laponie suédoise. De plus, le peu de symboles ou logos de l’entreprise américaine n’est pas anodine : en limitant ses signes remarquables, comme son logo ou le pouce du like, Facebook permet de minimiser sa visibilité sur le territoire et adopte une stratégie de sobriété physique. Ceci permet au réseau social de ne pas se faire remarquer par l’espace public.
Troisièmement, Facebook se rend invisible du public en limitant sa communication avec les acteurs de Luleå. « Ils ne sont pas si ouverts avec les chiffres » déclare Nilsson de la LTU. Malgré sa proximité physique, l’entreprise américaine n’échange que très peu avec l’université et les autres acteurs de la ville. Cependant, en dehors du « monde tangible », Facebook met en avant sa présence en Suède sur Internet. L’entreprise américaine promeut une image « verte » par les démarches écologiques qu’elle a entreprises en venant s’installer à Luleå, présentée comme une petite ville proche du cercle polaire, entourée de nature. Facebook est fière de partager la nouvelle que ses data centers utilisent la méthode de free-cooling pour ses bâtiments et communique son engagement environnemental sur la scène internationale6.
De plus, cette stratégie d’invisibilisation physique et urbaine semble être aussi largement adoptée par les nombreux autres data centers à Luleå, finalement inconnus du public suédois. Elle se traduit cependant différemment à Boden avec Hydro66, qui a a fait le choix d’une architecture suédoise typique de la ville et la région, plutôt que de se cacher derrière l’épaisseur des arbres. Le bâtiment ne se distingue pas du patrimoine bâti du quartier de Sandviken7. Est-ce le signe d’un effacement ou au contraire d’une volonté forte d’assimilation et d’intégration sur le territoire ?
Finalement, Facebook profite également d’une dernière forme d'invisibilisation qui se traduit par le langage associé à l’industrie numérique et qui minimise le caractère technologique de son activité. Pour évoquer le numérique, on utilise des termes biologiques pour décrire le langage IT comme cloud, data streams, IT ecologies, surfing on the web, wind farms. Ce sont des termes technologiques associés à une image de nature qui romance notre vision de l’industrie de la big data en la rendant légère et presque naturelle8. Ces expressions couplées à l’image de Facebook en Suède, pays nordique avec des zones naturelles importantes, conditionnent notre imaginaire. De plus, le numérique est souvent présenté comme très propre, très minime et son impact écologique est souvent difficile à percevoir. Un autre exemple de cette stratégie de distanciation par rapport à la réalité est fourni par le style de communication d’Apple : les publicités de ses appareils ne montrent souvent que l’objet, sur un fond uni et simple, technique de dépouillement inspirée de manières de faire japonaises9. Ainsi, Apple crée dans notre imaginaire l’illusion d’un produit qui a mobilisé peu de ressources globales pour le fabriquer. Or, c’est exactement l’inverse.
2.3. Les origines de l’invisibilisation
Les data centers sont des infrastructures visant, comme nous l’avons établi précédemment, à se rendre invisible et se cacher plus facilement du public. Pour cela, ces derniers se trouvent souvent localisés dans des hangars simples ou dans d’anciens bâtiments désaffectés sans particularités remarquables. Pourquoi les data centers cherchent-ils à se cacher de la société ? Hébergeant des données privées, parfois gérées de manière questionnable avec un manque de transparence, dans des infrastructures où la quantité d’énergie consommée est importante, les entreprises cherchent à limiter leur visibilité du public afin d’éviter des formes de contestation sociales, notamment aujourd’hui dans un contexte de crise écologique et énergétique.
La stratégie de friction-less profit (évoqué précédemment) tire elle-même ses sources du « capitalisme zonal », théorie émise par Jeffrey A. Winters en 1996. Le capitalisme zonal serait « une zone économique spéciale, souvent cloisonnée »10, « dans laquelle un effort intense a été engagé pour créer un climat favorable aux affaires »11. À Luleå, nous pouvons effectivement parler de capitalisme zonal puisque la municipalité a cherché à créer un environnement particulièrement bénéfique aux activités de Facebook en modifiant des règles pour faciliter l’implantation du géant numérique.
Tout d’abord, pendant les phases de discussions et de construction entre 2009 et 2013, seules certaines personnes de la municipalité et de Luleå Naringsliv étaient informées de l’identité de Facebook comme investisseur attendu. Le dossier de Facebook était intitulé le « Projet Gold » et tenu hautement confidentiel12. Les premières réunions entre l’entreprise américaine et la ville se sont déroulées sans les médias, et sans aucune mention de la société en question. La ville devait délivrer des permis de construire et passer des accords environnementaux sans savoir qui exactement était leur client, alors même qu’il était traité comme un client à caractère prioritaire13. De plus, afin d’aménager le plan de zonage de Facebook à Luleå, et pour accélérer ce processus, c’était la Luleå Science Park (une tierce personne) qui a été en charge de demander un changement dans le zonage, présenté et justifié comme une extension du parc scientifique : ceci a permis à Facebook de travailler plus aisément, et sans compromettre la révélation de son identité14. Comme nous avons pu le voir dans le chapitre précédent, entre le moment où Facebook a signé son arrivée à Luleå et la fin de la construction de son data center hyperscale (d’environ 30 000 m2), il ne s'est écoulé que deux ans, signe d’un chantier rapide, du moment de sa conception à la fin de son grand chantier. Ces aides municipales ont donc considérablement simplifié et accéléré l’arrivée sur place de Facebook, mais dans une démarche de non-transparence et de flou. La position adoptée par Facebook à cette époque (au début des années 2010) est similaire à sa posture actuelle d’invisibilisation à Luleå. Cependant, la posture de la mairie a évolué entre la période de négociation avec Facebook, la période d’officialisation et puis la période de construction : aujourd’hui, contrairement à la stratégie de Facebook de se distancier de la ville, la municipalité et la communauté locale sont plus démonstratives et mettent en avant la présence du géant numérique sur place. La présence de Facebook à Luleå est un outil médiatique de la ville pour promouvoir son image sur la scène internationale (avec la nécessité d’obtenir l’accord préalable de Facebook pour pouvoir l’utiliser dans leur communication, géré par le groupe et des agences de relations publiques depuis la capitale de Stockholm15.)
Alors que Facebook cherche délibérément à se cacher du monde, quel est son impact sur son entourage, et si oui, dans quels domaines l’entreprise américaine a-t-elle pu avoir une influence?