Espaces, corps et sensibilités
L’attention portée à la notion de spatialité en tant que concept opératoire qui permet de déchiffrer l’histoire de l’architecture, de la ville et des territoires, fait émerger les qualités objectives des lieux vécus, qui sont d’ordre dimensionnel, géométrique, liés aux variations de lumière, mais aussi de qualités subjectives de nature psychologique qui s’enracinent dans les théories d’Auguste Schmarsow, de Heinrich Wölfflin et de Wilhelm Worringer. Dans l’interprétation de l’architecture comme « Raumgestaltung », Schmarsow insistait particulièrement sur le « sentiment de la spatialité », tout en contribuant à orienter l’attention des critiques (et les préoccupations des artistes) aussi bien sur les valeurs spatiales propres à l’objet que sur l’expérience sensorielle de l’observateur qui saisit ces valeurs en parcourant « tactilement » et « optiquement » l’espace architectural. Cette notion est à l’origine de l’attention portée aux dispositifs qui articulent l’expérience de l’observateur, tels les seuils marquant le passage entre lieux pourvus de différentes qualités, les trompe-l’œil, les déplacements physiques et visuels activant des « effets spatiaux », la question du cadrage – ou de la dissolution du cadre (Wölfflin). Une question se pose alors sur les modalités d’analyse visant à saisir cette complexité particulièrement marquée dans les œuvres déterminées par les croisements entre architecture et arts visuels (la peinture et la sculpture, en particulier). D’un point de vue méthodologique, il ne s’agit donc pas de remplacer le mot « tableau » par « édifice », mais d’interroger le projet architectural telle une figure particulière qui répond à des règles et une structure propres.
Interactions entre l’architecture et les arts
Proposée avec engagement par les avant-gardes artistiques au début du XXe siècle par des groupes opérant au sein du Mouvement Moderne (Bauhaus, De Stijl, etc.) et des protagonistes (Le Corbusier, Max Bill, André Bloc, etc.), l’idée de l’interaction entre les arts – et, en même temps, la recherche et l’élaboration d’expressions où se confondent les champs artistiques au sens traditionnel – s’affirme tout au long du XXe siècle. La mise en évidence de cette relation a fait l’objet de nombreuses recherches déjà, mais nous souhaitons travailler plus précisément sur le phénomène d’interaction comme principe fécond de conception du projet. Le but du Groupe Espace (1951) ainsi que du MAC/Espace (1955) était de constituer des chantiers de synthèse « au pied du mur » pour concevoir sciemment des œuvres collectives transdisciplinaires. Le projet de recherche « Découvrir l’œuvre et la figure d’André Bloc (1896-1966) », sur lequel travaille le LéaV depuis trois ans et qui a fait l’objet de l’organisation de trois colloques internationaux, visait à comprendre le rôle que ce protagoniste a joué dans la définition de la catégorie de l’architecture-sculpture et de l’architecture organique dans la production de l’architecture des années 1960 et 1970. Le projet de recherche à venir sur « Pierre Székely et les arts de l’espace » vise à évaluer la contribution de cet artiste hongrois installé en France, qui a abordé le projet architectural selon un angle plastique ; ce projet se situe ainsi dans le prolongement immédiat des résultats de recherche obtenus dans le projet de recherche sur André Bloc.
Les croisements entre arts et architecture s’étendant de plus en plus aux disciplines du design et du graphisme, des collaborations avec l’ENS de Paris-Saclay ont été établies au niveau de la codirection de thèses de doctorat et de partenariats sur des projets de recherche. Le projet « Problemata. Plateforme numérique de diffusion des résultats de recherches en histoire du design, critical writing et design studies » (porté par le Département design de l’ENS Saclay, en partenariat avec le LéaV, dans le cadre des appels à projets de la MSH Saclay), en ouvrant une plateforme numérique pour la publication bilingue français-anglais des écrits sur le design rédigé par les chercheurs du réseau, mais aussi par des designers célèbres, contribue à retracer ces formes d’interaction avec l’architecture et les espaces intérieurs, y compris les interstices urbains. D’autre part, le projet « Comment lire la revue Aujourd’hui, Art et architecture » propose une étude systématique des 60 livraisons de la revue, afin de tirer des conclusions sur le rôle que ce périodique a joué en termes de diffusion des modèles et d’idée de synthèse des arts.
Les espaces intérieurs : une approche par le prisme des ambiances
Les espaces intérieurs se sont souvent révélés des lieux d’expérimentation de différents acteurs professionnels œuvrant à un même projet (architectes, artistes, décorateurs, ensembliers, designers...). Partagés entre plusieurs histoires partielles (de l’architecture, de l’art, du design, de l’aménagement intérieur, du décor, de l’habitat, de l’évolution du goût et de la société, etc.), les intérieurs ont souvent été abordés selon des perspectives thématiques mono-disciplinaires, qui n’ont pas pris pas en compte la complexité épistémologique de l’approche des espaces : l’investigation à travers la notion d’ambiance permet de réaliser l’étude des espaces physiques à travers le prisme des éléments immatériels, que sont la lumière, les sons, et toute une catégorie d’éléments qui participent à l’appréciation de la dimension sensorielle des espaces. La Stimmung vise à susciter des sensations tactiles ou des synesthésies, des émotions régulées par les variations d’éclairage naturel et artificiel, la présence d’œuvres d’art (points focaux), des dispositifs qui créent des atmosphères suggestives ; en somme, cette notion de spatialité s’avère polysémique, ce qui nous amène à considérer les intérieurs architecturaux du XXe siècle comme des lieux de sédimentation et de révélation de différentes intentionnalités. Le projet de recherche « Intérieurs milanais entre architecture et arts visuels (1946-1973) » interroge justement la complexité de ces environnements à travers une approche interdisciplinaire et à l’aide de plusieurs instruments critiques qui seront au cœur du colloque international « Manières d’approcher les espaces intérieurs. Interdisciplinarité et méthodologies », prévu en 2019. Enfin, l’usage du concept « d’intermédialité » propose un élargissement de la recherche par les ambiances en introduisant l’importance des relations entre les médias, les dispositifs et les valeurs réceptives des sujets. Enoncé en 1966 dans le texte fondateur « Statement of Intermedia » de l’écrivain-artiste Dick Higgins, le concept d’intermédialité peut constituer un point de départ de recherches situées à la croisée de différents arts visuels et dont la spatialité serait le point commun. Nous proposons ainsi, par la corrélation d’approches complémentaires, l’expérimentation vers de nouvelles méthodes de recherche. Si l’approche méthodologique par les ambiances peut apporter de éléments substantiels pour comprendre le rapport que nous entretenons avec notre environnement, dans sa perception, comme dans les réactions qu’il provoque en nous, le rapprochement de concepts et de méthodes, permet de prospecter de nouveaux champs d’analyse.
Les nouvelles technologies au service d’une approche sensible des espaces
La perception de l’environnement peut générer en nous de fortes sensations corporelles telles que le vertige, la dérive, la sensation d’être à l’intérieur ou au contraire extérieurs à une expérience, par exemple. Par conséquent, il participe à l’expression d’émotions telles que la familiarité, la sécurité, l’identité, mais aussi des émotions universelles comme la joie, la peur, le plaisir, le dégoût, la douleur, la colère, etc. L’émotion constitue la réalité corporelle et aussi mentale qui émerge du plus profond de notre existence et repose parfois sur des archétypes renvoyant à une expérience inconsciente qui se révélerait. En tant que projection de notre identité sur notre environnement, cette réalité prend la forme d’images concrètes, de formes palpables qui se reconstituent en chacun de nous de manière subjective mais transmissible.
Le projet de recherche « Formes émouvantes. Sur la captation savante de l’œuvre d’architecture au XXe siècle » vise justement à dépasser les difficultés d’aborder l’implication de l’observateur dans les processus de « coopération interprétative » avec le texte architectural ou artistique, tout particulièrement quand cela produit d’importantes retombées émotives, pathos, embarras, désorientation, grâce à la mise en scène d’ambiguïtés ou d’illusions spatiales, dans le but de mobiliser les sens et la sphère psychique de l’observateur. Le développement de nouvelles méthodes d’analyse visant à étudier les relations entre les « formes émouvantes » – figures de la sphère affective, émotionnelle et psychique – et l’observateur/interprète, prend appui sur les recherches menées dans le domaine des sciences cognitives, des neurosciences, de la sémiotique des passions, de la perception et de l’image, ainsi que sur les pratiques de la sémiotique tensive. Les dispositifs méthodologiques empruntés à ces disciplines sont testés sur un corpus d’œuvres d’architecture-sculpture, à la morphologie marquée par la gestualité de l’architecte-artiste, ou qui se positionnent à la limite entre différents disciplines (André Bloc, Pierre Székely, Chanéac, Alberto Ponis, etc.). Démarche empirique et approche théorique sont ici complémentaires.
Cet axe est coordonné par Annalisa Viati Navone.